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L.ART en Loire

Le SIDA et le nuancier de couleurs
Didier Lestrade

Je pense que tout à été déjà dit sur l'influence du VIH sur le corps humain, chez l'homme ou chez la femme. Finalement, si on relativise, c'est ce qui arrive à toutes les personnes qui tombent malades, qui ont un accident, qui deviennent handicapées, qui perdent leurs cheveux, vous connaissez la liste.

Ça concerne des centaines de milliers de personnes chaque année et si on réfléchit bien, il devrait y avoir des médias essentiellement consacrés à ça car il s'agit d'un public captif qui se tait, en général, qui se trouve en marge d'une société où il faut être George Clooney pour vendre du café. Mais ce n'est pas suffisant de se battre contre une maladie, prendre des traitements forever, faire des calculs impossibles sur les chances de survie, s'imaginer encore plus laid et plus amoindri, il faut en plus le vivre dans le silence.

Normalement, à notre époque, il aurait dû y avoir une convergence de toutes ces maladies qui, souvent, affectent l'image des malades de la même manière. Il devrait y avoir de témoignages qui rapprochent ces affections, qui établissent que les malades des pays riches ont quelque chose qui leur rappelle les malades des pays pauvres. Il devrait y avoir une fusion de tous ces messages, afin que les gens se sentent un peu moins seuls, qu'ils échangent des conseils pratiques ou des solutions domestiques, il devrait y avoir une réappropriation du corps mais ce n'est pas le cas (une app vite!). Les malades tiennent souvent à la spécificité de leur maladie, ils s'y accrochent même pour ne pas se perdre complètement dans l'inquiétude et le désespoir. On a même vu, â travers le sida, à quel point les maladies s'affrontent dans une compétition féroce pour obtenir des recherches plus rapides, une meilleure reconnaissance des Etats et des sociétés. Souvent, ce que l'on consacre au sida, on ne le dépense pas pour les autres maladies.

Chaque maladie développe ainsi une culture pour assurer à la société qu'elle est particulière, unique.  Mais c'est souvent parce que certaines maladies sont plus effrayantes que d'autres ou que le monde de la culture s'en empare plus facilement. Parler de la sclérose en plaque d'une manière romantique est assez difficile. Le faire pour le sida, pour le cancer, c'est assez  courant.

Pourtant.

Pendant toutes ces années, il a été difficile de s'exprimer sur nos visages et notre apparence car les médias s'étaient emparés du sujet d'une manière qui, comme toujours, nous échappait. Il y a eu la terreur du Kaposi et même s'il fallait bien communiquer sur ces taches violettes qui défiguraient les malades, il y avait un côté freak show qui ressemblait trop à une fixation extérieure, presque voyeuriste. Ensuite, il y a eu l'ego. Certaines célébrités comme Guibert ont utilisé leur image comme un atout promotionnel et ce qui a été considéré comme un processus artistique, une pédagogie de la maladie, n'a finalement qu'un geste égoïste, très autocentré, et surtout commercialement prodigieux. Certains se retrouvaient dans Guibert, d'autres avaient l'impression qu'on leur volait leur image. Le succès de Guibert est devenu une machine de vol médiatique, une surexposition, un détournement. Le look Guibert est devenu une obligation intellectuelle et chaque livre qui se vendait, chaque photo de son corps, chaque article larmoyant était une négation des autres, les prolétaires de la maladie, les militants aussi. Le sida est devenu un sujet de salon sur fond de musique classique, une version Bayreuth de la fièvre, de la diarrhée, de l'incontinence.

Pendant longtemps, nous avons du nous taire sur ce qui apparaissait sur nos corps et ce qui disparaissait surtout, cette jeunesse, le peu de graisse qui nous restait. L'analogie avec les camps de concentration était établie par les livres de Susan Sontag et Larry Kramer et l'argument de l'holocauste se renforçait chaque jour. Les gays étaient le dernier fourgon vers Dachau, celui dont on ne parlait pas et pourtant leur sort ressemblait beaucoup à celui des emprisonnés qui disparaissaient quand le monde entier préférait ne pas regarder. Où étaient-ils? Avaient-ils disparu des villes dans lesquelles ils habitaient? Qu'étaient-ils devenus? Personne ne le savait car les gouvernements ne s'intéressaient pas à eux, parce que la science était dégoûtée de ce que nous étions, parce que leurs vies ne méritaient pas d'être sauvées.

Et c'est là où le lien politique s'est construit entre l'indifférence envers les gays et l'indifférence, beaucoup plus grave encore, envers les Haïtiens, les toxicomanes, les Africains. Ils avaient souvent les mêmes maladies, ils décédaient de la même manière, leurs cadavres se ressemblaient et les croque morts ne voulaient pas les toucher. Leur image était si épouvantable, elle sentait si mauvais, elle était le signe que le sida paraissait meurtrier, au-delà de la mort.

C'est donc cette catastrophe globale qui nous a retenus dans la complainte de notre corps et de nos visages. Le drame était si grand, si international, que nous ne pouvions pas parler de nous, en tant qu'individus, comme le faisaient les Guibert des prix littéraires. Il y avait forcément des malades qui souffraient davantage, qui avaient encore moins de soins et de traitements, c'était impossible de parler de nos corps d'une manière égoïste. La grande douleur du sida, nous l'avons évacuée en dynamisant le mouvement associatif, en discutant avec nos amis, en respectant les morts. En tant que survivants, notre complexe était déjà connu. Comment se plaindre d'une image corporelle quant tant de personnes n'avaient même pas de couverture sociale, comme nous? Au moins, nous étions toujours vivants et chaque jour, devant la glace de la salle de bains, nous avons appris à refouler cette terreur de ne plus se reconnaître, devant ces jambes et ces bras qui perdaient leur graisse, cette peau qui devenait terne malgré notre jeunesse ou rougeâtre à cause des effets secondaires de l'Epivir.

Il a fallu traverser l'incertitude des années 90 en tentant le coup, en espérant que des traitements plus efficaces arriveraient, en poussant la recherche à développer des techniques de comblement des lipoatrophies. Et pendant ces longues années, nous avons appris à moins nous aimer physiquement, ce qui a souvent été le prolongement de complexes identitaires de minorités souffrant déjà de lacunes en termes d'amour propre. Quand on avait du sexe, c'était forcément dans l'environnement clinique de notre identité séropositive. Comme les tuberculeux baisaient entre eux dans les centres de cure ou les fous dans les asiles. Quand on était amoureux, on avait toujours cette idée que l'autre cesserait de nous aimer parce que votre corps n'était plus celui de la première rencontre. Il y avait une immense entraide entre gays et les séronégatifs faisaient l'effort d'aimer les séropositifs malgré leurs stigmates. Nous leur étions énormément reconnaissants. Mais il y avait toujours cette peur, surtout quand elle concernait tous les fluides corporels. On a du mal à se rappeler aujourd'hui. Même la salive faisait peur.

Dans les associations, à l'hôpital, dans les manifs, dans la rue de tous les jours, nous nous reconnaissions en un coup d'œil. Le VIH est devenu un nouveau Gaydar. En regardant quelqu'un, on pouvait être quasiment sûr s'il portait le virus. Pour ceux qui avaient eu la chance de naitre jolis, c'était catastrophique. Pour ceux qui s'étaient entrainés, par le sport et l'effort, c'était la perte de contrôle. Pour ceux qui n'étaient pas jolis, c'était l'aggravation d'une injustice naturelle. L'estime de soi dégringolait de tous les côtés dans une société où la beauté a toujours été le parangon de la réussite. Même pour les militants exemplaires, l'image était celle de freaks, ce qui a été accentué et autoproclamé par le look actupien et queer. Notre image était la preuve de notre exclusion et en même temps, elle était le signe de l'appartenance à un renouveau politique. Etre amaigri, c'était forcément appartenir à un mouvement de lutte qui était alors prestigieux.

A la première personne

Quand on fait le rappel de ces clichés sociétaux, il reste vraiment à parler du corps humain, et pas dans un champ philosophique. Pour moi, la réalisation de ma déchéance ne s'est pas faite devant le miroir de la salle de bains. Cela faisait des années que je m'étais habitué à me regarder en une fraction de seconde, comme quand on vérifie s'il reste du dentifrice après s'être brossé les dents. Ca s'est passé dans la rue, au hasard, un jour où mon reflet m'a renvoyé l'image de quelqu'un qui n'était plus du tout moi. Je suis séropositif depuis 26 ans ou 27, je ne compte plus vraiment les années et je peux témoigner que je n'ai jamais eu d'histoire d'amour sans que ce statut sérologique ne soit une limite à mes sentiments amoureux. Je veux dire par là que l'amour qui m'a été offert l’a été en dépit de cette apparence, ce qui peut être vu d'une manière formidablement positive bien sûr. Ces hommes ont dépassé une crainte naturelle en se rapprochant de moi. Mais le moi physique qu'ils affrontaient quand ils faisaient l'amour n'était plus ma vraie personne, il est mort depuis longtemps. Avec les années, mon physique devenait un double de moi. Malgré l'amour que je recevais et que je donnais, cette peur m'a empêché d'apprécier le soleil, le sexe et toutes les bonnes choses de la vie. Mon apparence était le résultat d'une longue suite d'interdits comme le fait de manger ceci ou cela parce que c'était dangereux pour le système immunitaire. Le sperme était un NO-GO mortel, les muqueuses étaient des zones délicates avec lesquelles il ne fallait pas rigoler, chaque orifice était une porte d'entrée potentielle pour des agents pathogènes spécifiques. Mon corps était un panneau signalétique en direction de tous les microbes de la planète, une invitation alléchante : "Venez par là! Satisfaction garantie!"

Car chaque partie de votre corps réagit à sa manière à la présence du virus. Une candidose sur les ongles des pieds qui reste à vie, c'est un complexe qui fait que vous n'avez pas envie que votre mec vous caresse de ce côté. Et pourtant, vous en rêvez. Vos jambes amaigries qui souffrent de crampes, c'est la hantise de réveiller votre amoureux par des cris de douleur au milieu de la nuit. Votre cul, qui avait toujours été un sujet de compliment lors de votre jeunesse, au stade où ça vous énervait d'entendre des mots gentils plus ou moins intéressés, ces fesses sont parties voir ailleurs. Perdues pour toujours! Mon sexe? Oh il vieillit lui aussi et puis il est tellement sensible aux effets secondaires des médicaments qu'il devient à lui seul un thermomètre de toxicologie. Avant il était si facile à satisfaire. A 40 ans, il a commencé à avoir une mémoire sélective et puis il a toujours débandé dès qu'un risque épidémiologique survenait, il est ma conscience faite chair. Pendant un quart de siècle, il s'est habitué à tellement d'interdits qu'il est devenu moins joli, moins fier, moins masculin quoi. Mon ventre, c'est juste une caisse de résonnance de toutes les merdes chimiques avalées tous les jours, tous les jours, tous les jours, tous les jours (enfin ça va, je suis observant à 90%, je ne suis pas une machine non plus). C'est le processeur nucléaire de l'industrie pharmaceutique. Aujourd'hui ça va vraiment mieux mais il a été marqué, dans sa mémoire cellulaire et musculaire. Pendant les pires années, celles du début des antiprotéases, c'était impossible de se mettre sur le ventre pour dormir et le cerveau s'habitue à ce sommeil de cadavre, bien droit, sur le dos. Il était si sensible qu'il ne supportait plus la moindre caresse, c'est à ce stade de tristesse. Alors, avoir la tête d'un amant sur le ventre, oubliez. C'est l'endroit du bouglibougla des pilules qui libèrent leurs principes actifs, le début de la flatulence, et puis ce ventre grossit, c'est d'ailleurs la seule partie du corps qui prend du volume, super. Vous êtes vieux avant d'être vieux. You smell. Votre transpiration, si douce, naturellement parfumée, développe un arrière goût chimique. Heureusement, j'adore les parfums.

C'est donc l'ensemble de votre charpente qui porte un poids trop lourd, celui de votre métamorphose. Vos épaules sont si fines qu'elles changent votre stature et votre maintien, vous êtes plus courbé. Vos os deviennent fragiles, c'est connu dans le VIH. Et ce visage, c'est un chapitre à lui seul, la partie la plus visible de votre être, celle qui parle en public et qui effraie quand les mots sortent de votre bouche. Vous voyez dans le regard des gens qu'ils n'écoutent pas toujours ce que vous dites, ils sont d'abord en train de se poser la question : "Je ferais quoi si j'avais un visage comme lui?" Un jour, un jeune a eu la franchise désarmante de vous dire qu'il préfèrerait se suicider. Votre communication est altérée par votre image et si vous réfléchissez bien, tous les hommes séronégatifs qui vous ont aimé finissent par enchaîner votre relation avec cette fois un séronégatif. Ils ont donné, vous les avez peut-être épuisé avec votre VIH, ils méritent un break.

Je vous entends dire que ce constat concerne surtout les années 90. Même pas. Ces drames de l'image corporelle, c'était surtout pendant la première moitié des années 2000. Mais la seconde moitié des années 2000 a apporté de nouveaux séropositifs moins marqués, plus jeunes, plus musclés, moins amochés par les vieux traitements. La peur de l'image s'est diluée dans une nouvelle normalité asymptomatique et indétectable. Ces nouveaux arrivants suivent des multithérapies qui affectent moins leur métabolisme, ils gardent leur graisse sur le visage, ils n'ont pas à vivre ce que nous avons vécu et franchement, dans tous les cas, on est contents pour eux. Il n'y a pas de jalousie, c'est la vie, notre maigreur est la passerelle sur laquelle ils ont marché pour atteindre l'autre rive de la séropositivité chronique. A part les cauchemars de l'emtricitabine/tenofovir disoproxil, ça va mieux (lien).. Le Gaydar de la maigreur fonctionne moins, il est plus difficile de reconnaître un séropositif dans la rue et c'est une victoire que nous avons obtenue, nous les fantômes. Nous serons toujours là pour leur rappeler ce qui s'est passé avant leur contamination mais tout nous indique qu'ils n'ont pas envie de savoir. Survivants, nous sommes des monuments aux morts qui bougent et comme tous les monuments aux morts, les gens passent devant sans les regarder, sans lire la liste des personnes disparues dans le village. Les mauvais souvenirs de cette épidémie ne se cachent pas seulement dans nos souvenirs, ils sont visibles sur nos visages, dans la mémoire intracellulaire de notre organisme, jusqu'au plus profond des os et de la moelle épinière. Le corps se rappelle de tout.

Cacher son corps


J'ai fini pas admettre que si je me suis récemment tourné, à nouveau, vers le tatouage, c'est en grande parie dans l'envie de maquiller de ce corps pour lui donner une nouvelle identité. Quand je présente un dessin à un tatoueur, si je veux vraiment lui expliquer, je finis par lui dire que je suis en train d'habiller ma séropositivité, comme d'autres ont recouvert leurs corps de dessins tribaux dans les années 90. Mais moi, je choisis des motifs positifs pour montrer que l'on est passé à autre chose. Pas question de coller sur mon corps un signe macabre comme une tête de mort ou un symbole sombre. Le dessin, le message, la typographie, c'est mon dernier effort pour pousser ma séropositivité vers de nouvelles couleurs. Je suis un homme sandwich du tatouage, mes motifs s'apparentent à mes articles, une méthode Coué de l'effort. Je ne peux plus changer mes os, mes muscles, ma vieillesse, je peux seulement essayer de les mettre en valeur. C'est pour moi que je le fais, c'est l'aboutissement d'années d'impuissance face à mon image.

Car c'est finalement la mort qui me motive encore et encore, pour tenter de la contredire. Quand je parle de cet extreme make-over à travers ces tatouages, je sors toujours le même trait d'humour : "Je travaille sur mon cadavre". Je veux être prêt à partir avec un look que j'aurai choisi. Je veux changer mon corps jusque dans la crémation. Que ces dessins se consument avec moi,  que l'esprit de leur message se dissipe dans la fumée. Je me suis préparé à partir, dans ma tête et maintenant dans ma peau. J'ai fait un effort. J'invente un concept de vie avec la VIH et je l'offre au feu. Ce n'est pas de l'art, c'est un fétiche abstrait porte-bonheur qui me décrit tel que je suis vraiment. La personne qui a été transformée par la maladie, celle qui a survécu et qui s'abandonne volontairement au mystère de l'au-delà. Je n'ai pas peur de ce néant, je lui apporte des offrandes, mon corps affaibli mais décoré de couleurs et de messages.

Le VIH vaincu par le Pantone.

Personne n’a vu le sida sous cet angle, il me semble.

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